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vendredi 30 mars 2012

Nouvelle : "Le rêve de l'homme en gris"


- Le rêve de l’homme en gris -

Entre les quatre murs d’un misérable petit studio dont les bords sales étaient fissurés, vivait un jeune homme.
Peu importe ses nom et prénom, nous l’appellerons juste « l’homme en gris ». Non pas que le monde dans lequel il vivait avait perdu toutes ses couleurs, mais aux yeux du jeune homme, la tristesse du décor, la triste routine de sa vie et sa mélancolie permanente lui empêchaient de distinguer les couleurs. Pour lui, toute sa réalité ne s’affichait que dans des teintes de gris.

Il avait oublié la vraie couleur de ses cheveux, de ses vêtements, et même celle des immenses posters qui arrivaient à recouvrir les murs de « sa prison d’appartement ». Il y avait des photos d’îles lointaines et d’anciennes promesses d’évasion.
 
Chaque matin, à la fenêtre, l’homme en gris contemplait avec désespoir le bruyant et nauséabond périphérique qui passait au ras de son vieil immeuble. Il était encore jeune, et pourtant l’avenir n’était pour lui que grisaille.
Chaque jour sur le quai de la gare, au milieu d’autres passagers fatigués, il attendait des trains toujours en retard et se laissait entrainer sur le long trajet routinier où absolument rien dans le paysage ne retenait son attention.
Il marchait la tête basse, à quoi bon la relever ? Là haut, sous le ciel gris, il n’y avait que les monstrueuses tours des cités.

L’homme en gris travaillait comme guichetier dans une banque, « le crédit Porcin, la banque qui engraisse vos sous ! » Ce n’est pas qu’il aimait ce métier, mais il avait eu la chance d’avoir une place. A part quelques clients embêtants, tout se passait médiocrement bien, jusqu’au jour où elle arriva ! Sa nouvelle « petit chef » ! Une arriviste conseillère de banque qui pour faire sa place en ces temps de crise, était prête à écraser tout le monde !
Dès les premiers jours, elle n’aima pas l’homme en gris ! D’abord, mielleusement et subtilement, elle lui mit des bâtons dans les roues, le poussant à faire des fautes. Ce qui était d’autant plus ridicule que l’homme en gris se contentait de son petit poste de guichetier et n’était en rien une menace à sa recherche absolue de promotion. Mais les vacheries devinrent de plus en plus fortes, et un jour l’homme en gris s’énerva contre elle ! Et ce fut à lui que l’on donna tort ! Dès lors, aller au travail devint un supplice, sous le regard de la vipère, chaque jour il recevait d’humiliants reproches : « Tu es mou ! Feignant ! »
Déprimé et hypocondre, l’homme en gris souffrait d’un terrible stress, son avenir lui était aussi noir que le fond d’un tunnel piéton sous le périphérique qu’il empruntait pour rentrer chez lui.
Un soir comme les autres, dépourvu de toute vie sociale, il s’endormi en sachant pertinemment que demain rien n’ira mieux.

Il rêva qu’il était sur la grande plage d’une île paradisiaque ! Il eut d’abord mal aux yeux, il voyait des couleurs ! Les teintes blanches et jaunes du sable, le bleu cristallin de la mer, les différents tons de vert des magnifiques arbres fleuris parsemant toute l’île ! Et surtout, il revit enfin la vraie couleur de ses cheveux ! Ils étaient marrons clairs, et sa chemise était mauve, ça aussi il l’avait oublié.

Emerveillé par le nouvel univers qu’il découvrait, totalement aux antipodes de sa réalité, il rencontra des gens. Des sortes d’îliens, des gens à la peau dorée, simples, charmants, accueillants et généreux, ne semblant avoir d’attention que pour lui. En l’espace d’un seul rêve, il nouât de profondes relations d’amitié et un amour naissant pour une jolie jeune fille des îles à la robe rouge.
Toujours emporté dans son rêve, l’homme en gris, désormais l’homme en couleur, se sentait bien ! Mieux qu’il ne l’avais jamais été ! Un air pur, une bonne santé et surtout le sentiment d’être heureux !
Avec ses tous nouveaux amis, il monta jusqu'à un sanctuaire au sommet de l’île dont le magnifique panorama s’étendait sur un océan bleue infini !
Avec la jeune fille à robe rouge, il s’amusa à attraper des crabes dans l’eau délicieusement tiède !
Et le réveil matin sonna ! Toutes les couleurs s’estompèrent lorsque l’homme en gris se réveilla dans son studio.
Ce nouveau jour de sa triste réalité fut pire que tous les autres. Les images de son merveilleux rêve trottaient toujours dans sa tête.
Au désespoir de sa routine quotidienne, un sentiment de dégout et de colère s’ajoutait dans le cœur de l’homme en gris.
Il alla au travail à pied, ayant perdu la patience d’attendre le train. Il se retenue par miracle de ne pas frapper sa petite chef au « crédit Porcin, plus vous en mettez, plus il grossit ! » lorsque cette dernière lui dit avec mépris : « apprends enfin à faire ton boulot ! »
Et des larmes noires coulaient de ses yeux lorsqu’il rentra dans ses maudits quatre murs !
Il s’écroula par terre et s’endormi.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction et sa joie lorsqu’il vit que le rêve reprit exactement à l’endroit où il s’était interrompu. Il passa une journée de bohème avec ses compagnons à l’ombre des arbres et d’une grande pagode d’un rouge étincelant, autant que la robe de cette jeune fille qui ne le regardait plus sans faire d’immenses sourires !
Ils commencèrent tous deux à se rapprocher en se baladant ensemble main dans la main, dans la forêt et près des plages où ils s’amusaient à caresser des animaux !
Hélas le réveil l’extirpe de ce monde de couleur pour le ramener dans le monde de gris.
Cependant, l’homme en gris réfléchit. Serait-il possible qu’il puisse vivre sa vie rêvée dans son sommeil ? Où n’est ce qu’une coïncidence ?
Il tente alors quelques petites expériences, il s’endort sur le quai et se retrouve à la suite du rêve.

Il prend des somnifères pour s’endormir dans le train, le rêve continu.
Sous l’emprise des cachets, il s’endort au travail au « crédit Porcin, le crédit qui ne dort jamais » Il voit la fille de ses rêves l’attendre dans une magnifique tenue traditionnelle, puis soudainement, il voit la femme de son cauchemar de réalité l’extirper du rêve en hurlant : « réveilles toi crétin ! »
Et enfin la délivrance, le soir où il peut librement s’évader dans son rêve.

Et dans son rêve, les jours et les nuits s’enchainent dans la joie et la douceur ! Chaque fois qu’il dort, l’homme en gris devient l’homme coloré. Et plus le temps passe, plus il veut augmenter son temps de sommeil pour vivre son rêve et fuir sa réalité !
Peu lui importe de s’endormir des heures sous les vapeurs d’échappement du périphérique si de l’autre côté il se retrouve avec ses amis sincères dans de somptueux jardins. Peu lui importe de s’endormir dans un renfoncement d’immeuble sale au milieu des pigeons si de l’autre côté, il se ballade amoureusement avec sa dulcinée.

Mais, à force d’user de somnifère il se retrouve endormi au travail dans l’impossibilité de se réveiller. La sanction est sans appel : « tu es viré minable ! Viré ! »
Mais cela n’a pour lui aucune importance, plus besoin de ce travail pourri, à supporter les agressions de cette hyène.
Il peut manger moins, vivre dans un refuge, qu’importe du moment qu’on le laisse dormir presque toute la journée. Qu’on le laisse profiter de son amour sur une île au loin dans ses rêves !

Mais la société lui inflige la pire des tortures. Chaque citoyen dispose d’une petite rente de « droit à l’existence » c'est-à-dire le minimum pour survivre. Cependant, en échange, les citoyens ont comme une corde autour de leur coup ! Ils ne sont pas libres de leurs corps, ce dernier appartient à la société. En cas de problèmes qu’ils infligent à leur propre santé, ils ont l’obligation de se soigner, par la force si besoin est !
C’est alors que les médecins obligent l’homme en gris à s’inoculer un sommeil chimique pour pallier sa surabondance de sommeil.
Un sommeil noir, sans rêve, juste une ellipse dans la réalité !

L’homme en gris est devant un cruel dilemme : d’un côté, il peut toucher la rente de « droit à l’existence » mais il ne pourra plus jamais rêver.
D’un autre côté, il peut refuser le traitement et continuer à rêver, mais ce sera sans aucune ressource et cela le conduira inévitablement à la mort.
 « Comment rêver éternellement ? » se demande’ il.
Ce problème le rend malade ! Il voudrait passer sa vie à dormir et rêver de son autre existence. Mais il faut cependant pouvoir maintenir en vie son corps dans la réalité.
Et un jour, la solution se présente devant lui : sur une télévision d’une vitrine  de magasin. La présentatrice du journal sur l’écran que l’homme en gris voit en noir et blanc raconte ceci : « …..Et enfin, je vous rappelle l’information principale : pour lutter contre la surpopulation carcérale, le système de cryogénie comatique a été voté à l’assemblée….Il ne concerne que les auteurs de crimes très graves…. »
« Voila la solution ! » exulte l’homme en gris. Il ne lui reste plus que le courage de mettre son plan en pratique.
C’est le dernier jour dans son misérable studio, il doit le quitter demain. Il prend un de ses rares couteaux de cuisine en bon état. Il sait pertinemment qui il va frapper ! Il lui faut juste faire le point avec sa conscience. Est-ce que l’enjeu mérite t’il cet acte ?
L’homme en gris finit dans un état second, peu lui importe de sacrifier cette vie là, seule la vie de ses rêves compte ! Et puis, après avoir trimé à engrosser les porcs, il est l’heure d’égorger la truie !
Il se rend une toute dernière fois à son ancien lieu de travail, « Au crédit Porcin, on ne saigne pas le cochon ! » La petite chef à a peine le temps de l’apercevoir qu’il la tire par les cheveux et l’égorge d’un coup sec avec son couteau ! Pour la première fois dans sa réalité faite de couches de gris, il voit une couleur, celle de l’hémoglobine sur son couteau et son visage hébété !

L’homme en gris est arrêté sans résistance. Au tribunal, sous l’ombre accusatrice de la croix, il ne déclare qu’une chose : « coupable, et prêt à le refaire quand vous voulez ! » Le jugement est sans appel, il est condamné au coma cryogénique à perpétuité !
Enfin l’homme en gris à atteint son but. Et tandis qu’on l’installe dans le caisson cryogénique, il s’endort avec un immense sourire sur le visage ! Ce sourire ne le quitte plus, les geôliers qui l’emmènent dans le sombre et froid couloir des caissons de détention alignés se demandent : « mais pourquoi sourit-il ainsi ? Ce type va perdre toute sa vie ! »

L’homme en gris se retrouve dans le jardin paradisiaque, plus heureux que jamais, il s’empresse de retrouver ses amis et sa bien-aimée pour leur dire qu’il restera ici éternellement. 
Mais il ne les trouve pas tout de suite, les jardins sont déserts. Il finit par trouver quelques amis, mais ceux-ci lui font un accueil plutôt hostile, pire, ils le chassent en lui jetant des pierres et vociférant des choses qu’il ne comprend pas. 
Inquiet, l’homme en gris se dirige vers un ponton au bord de l’eau où avait l’habitude de l’attendre sa fiancée.
En avançant vers la mer, il voit les couleurs s’estomper peu à peu, le décor virer au sépia. Et il s’assombrit encore lorsqu’avec horreur il voit le corps sans vie de sa bien-aimée dans sa robe rouge virant au pourpre et mortellement blessée par la même blessure au coup qu’il avait infligé à sa petite chef du « crédit Porcin ».

L’homme en gris restera longtemps prostré sur le cadavre de sa fiancée. A verser des larmes noires, prisonnier pour le restant de sa vie de son désormais cauchemar en gris !

- Fin -

Givannoni Julien . 2008

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