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Le rêve de l’homme en gris -
Entre
les quatre murs d’un misérable petit studio dont les bords sales étaient
fissurés, vivait un jeune homme.
Peu
importe ses nom et prénom, nous l’appellerons juste « l’homme en
gris ». Non pas que le monde dans lequel il vivait avait perdu toutes ses
couleurs, mais aux yeux du jeune homme, la tristesse du décor, la triste
routine de sa vie et sa mélancolie permanente lui empêchaient de distinguer les
couleurs. Pour lui, toute sa réalité ne s’affichait que dans des teintes de
gris.
Il
avait oublié la vraie couleur de ses cheveux, de ses vêtements, et même celle
des immenses posters qui arrivaient à recouvrir les murs de « sa prison
d’appartement ». Il y avait des photos d’îles lointaines et d’anciennes
promesses d’évasion.
Chaque
matin, à la fenêtre, l’homme en gris contemplait avec désespoir le bruyant et
nauséabond périphérique qui passait au ras de son vieil immeuble. Il était
encore jeune, et pourtant l’avenir n’était pour lui que grisaille.
Chaque
jour sur le quai de la gare, au milieu d’autres passagers fatigués, il
attendait des trains toujours en retard et se laissait entrainer sur le long
trajet routinier où absolument rien dans le paysage ne retenait son attention.
Il
marchait la tête basse, à quoi bon la relever ? Là haut, sous le ciel
gris, il n’y avait que les monstrueuses tours des cités.
L’homme
en gris travaillait comme guichetier dans une banque, « le crédit Porcin,
la banque qui engraisse vos sous ! » Ce n’est pas qu’il aimait ce
métier, mais il avait eu la chance d’avoir une place. A part quelques clients
embêtants, tout se passait médiocrement bien, jusqu’au jour où elle
arriva ! Sa nouvelle « petit chef » ! Une arriviste
conseillère de banque qui pour faire sa place en ces temps de crise, était
prête à écraser tout le monde !
Dès
les premiers jours, elle n’aima pas l’homme en gris ! D’abord,
mielleusement et subtilement, elle lui mit des bâtons dans les roues, le
poussant à faire des fautes. Ce qui était d’autant plus ridicule que l’homme en
gris se contentait de son petit poste de guichetier et n’était en rien une
menace à sa recherche absolue de promotion. Mais les vacheries devinrent de
plus en plus fortes, et un jour l’homme en gris s’énerva contre elle ! Et
ce fut à lui que l’on donna tort ! Dès lors, aller au travail devint un
supplice, sous le regard de la vipère, chaque jour il recevait d’humiliants
reproches : « Tu es mou ! Feignant ! »
Déprimé
et hypocondre, l’homme en gris souffrait d’un terrible stress, son avenir lui
était aussi noir que le fond d’un tunnel piéton sous le périphérique qu’il
empruntait pour rentrer chez lui.
Un
soir comme les autres, dépourvu de toute vie sociale, il s’endormi en sachant
pertinemment que demain rien n’ira mieux.
Il
rêva qu’il était sur la grande plage d’une île paradisiaque ! Il eut
d’abord mal aux yeux, il voyait des couleurs ! Les teintes blanches et
jaunes du sable, le bleu cristallin de la mer, les différents tons de vert des
magnifiques arbres fleuris parsemant toute l’île ! Et surtout, il revit
enfin la vraie couleur de ses cheveux ! Ils étaient marrons clairs, et sa
chemise était mauve, ça aussi il l’avait oublié.
Emerveillé
par le nouvel univers qu’il découvrait, totalement aux antipodes de sa réalité,
il rencontra des gens. Des sortes d’îliens, des gens à la peau dorée, simples,
charmants, accueillants et généreux, ne semblant avoir d’attention que pour
lui. En l’espace d’un seul rêve, il nouât de profondes relations d’amitié et un
amour naissant pour une jolie jeune fille des îles à la robe rouge.
Toujours
emporté dans son rêve, l’homme en gris, désormais l’homme en couleur, se sentait
bien ! Mieux qu’il ne l’avais jamais été ! Un air pur, une bonne santé
et surtout le sentiment d’être heureux !
Avec
ses tous nouveaux amis, il monta jusqu'à un sanctuaire au sommet de l’île dont
le magnifique panorama s’étendait sur un océan bleue infini !
Avec
la jeune fille à robe rouge, il s’amusa à attraper des crabes dans l’eau
délicieusement tiède !
Et
le réveil matin sonna ! Toutes les couleurs s’estompèrent lorsque l’homme en
gris se réveilla dans son studio.
Ce
nouveau jour de sa triste réalité fut pire que tous les autres. Les images de
son merveilleux rêve trottaient toujours dans sa tête.
Au
désespoir de sa routine quotidienne, un sentiment de dégout et de colère
s’ajoutait dans le cœur de l’homme en gris.
Il
alla au travail à pied, ayant perdu la patience d’attendre le train. Il se
retenue par miracle de ne pas frapper sa petite chef au « crédit Porcin,
plus vous en mettez, plus il grossit ! » lorsque cette dernière lui
dit avec mépris : « apprends enfin à faire ton boulot ! »
Et
des larmes noires coulaient de ses yeux lorsqu’il rentra dans ses maudits quatre
murs !
Il
s’écroula par terre et s’endormi.
Quelle
ne fut pas sa stupéfaction et sa joie lorsqu’il vit que le rêve reprit
exactement à l’endroit où il s’était interrompu. Il passa une journée de bohème
avec ses compagnons à l’ombre des arbres et d’une grande pagode d’un rouge
étincelant, autant que la robe de cette jeune fille qui ne le regardait plus
sans faire d’immenses sourires !
Ils
commencèrent tous deux à se rapprocher en se baladant ensemble main dans la
main, dans la forêt et près des plages où ils s’amusaient à caresser des
animaux !
Hélas
le réveil l’extirpe de ce monde de couleur pour le ramener dans le monde de
gris.
Cependant,
l’homme en gris réfléchit. Serait-il possible qu’il puisse vivre sa vie rêvée
dans son sommeil ? Où n’est ce qu’une coïncidence ?
Il
tente alors quelques petites expériences, il s’endort sur le quai et se
retrouve à la suite du rêve.
Il
prend des somnifères pour s’endormir dans le train, le rêve continu.
Sous
l’emprise des cachets, il s’endort au travail au « crédit Porcin, le
crédit qui ne dort jamais » Il voit la fille de ses rêves l’attendre dans
une magnifique tenue traditionnelle, puis soudainement, il voit la femme de son
cauchemar de réalité l’extirper du rêve en hurlant : « réveilles toi
crétin ! »
Et
enfin la délivrance, le soir où il peut librement s’évader dans son rêve.
Et
dans son rêve, les jours et les nuits s’enchainent dans la joie et la
douceur ! Chaque fois qu’il dort, l’homme en gris devient l’homme coloré.
Et plus le temps passe, plus il veut augmenter son temps de sommeil pour vivre
son rêve et fuir sa réalité !
Peu
lui importe de s’endormir des heures sous les vapeurs d’échappement du
périphérique si de l’autre côté il se retrouve avec ses amis sincères dans de
somptueux jardins. Peu lui importe de s’endormir dans un renfoncement
d’immeuble sale au milieu des pigeons si de l’autre côté, il se ballade
amoureusement avec sa dulcinée.
Mais,
à force d’user de somnifère il se retrouve endormi au travail dans
l’impossibilité de se réveiller. La sanction est sans appel : « tu es
viré minable ! Viré ! »
Mais
cela n’a pour lui aucune importance, plus besoin de ce travail pourri, à
supporter les agressions de cette hyène.
Il
peut manger moins, vivre dans un refuge, qu’importe du moment qu’on le laisse
dormir presque toute la journée. Qu’on le laisse profiter de son amour sur une
île au loin dans ses rêves !
Mais
la société lui inflige la pire des tortures. Chaque citoyen dispose d’une
petite rente de « droit à l’existence » c'est-à-dire le minimum pour
survivre. Cependant, en échange, les citoyens ont comme une corde autour de
leur coup ! Ils ne sont pas libres de leurs corps, ce dernier appartient à
la société. En cas de problèmes qu’ils infligent à leur propre santé, ils ont
l’obligation de se soigner, par la force si besoin est !
C’est
alors que les médecins obligent l’homme en gris à s’inoculer un sommeil
chimique pour pallier sa surabondance de sommeil.
Un
sommeil noir, sans rêve, juste une ellipse dans la réalité !
L’homme
en gris est devant un cruel dilemme : d’un côté, il peut toucher la rente
de « droit à l’existence » mais il ne pourra plus jamais rêver.
D’un
autre côté, il peut refuser le traitement et continuer à rêver, mais ce sera
sans aucune ressource et cela le conduira inévitablement à la mort.
Ce
problème le rend malade ! Il voudrait passer sa vie à dormir et rêver de
son autre existence. Mais il faut cependant pouvoir maintenir en vie son corps
dans la réalité.
Et
un jour, la solution se présente devant lui : sur une télévision d’une
vitrine de magasin. La présentatrice du
journal sur l’écran que l’homme en gris voit en noir et blanc raconte
ceci : « …..Et enfin, je vous rappelle l’information
principale : pour lutter contre la surpopulation carcérale, le système de
cryogénie comatique a été voté à l’assemblée….Il ne concerne que les auteurs de
crimes très graves…. »
« Voila
la solution ! » exulte l’homme en gris. Il ne lui reste plus que le
courage de mettre son plan en pratique.
C’est
le dernier jour dans son misérable studio, il doit le quitter demain. Il prend
un de ses rares couteaux de cuisine en bon état. Il sait pertinemment qui il va
frapper ! Il lui faut juste faire le point avec sa conscience. Est-ce que
l’enjeu mérite t’il cet acte ?
L’homme
en gris finit dans un état second, peu lui importe de sacrifier cette vie là,
seule la vie de ses rêves compte ! Et puis, après avoir trimé à engrosser
les porcs, il est l’heure d’égorger la truie !
Il
se rend une toute dernière fois à son ancien lieu de travail, « Au crédit
Porcin, on ne saigne pas le cochon ! » La petite chef à a peine le
temps de l’apercevoir qu’il la tire par les cheveux et l’égorge d’un coup sec
avec son couteau ! Pour la première fois dans sa réalité faite de couches
de gris, il voit une couleur, celle de l’hémoglobine sur son couteau et son
visage hébété !
L’homme
en gris est arrêté sans résistance. Au tribunal, sous l’ombre accusatrice de la
croix, il ne déclare qu’une chose : « coupable, et prêt à le refaire
quand vous voulez ! » Le jugement est sans appel, il est condamné au
coma cryogénique à perpétuité !
Enfin
l’homme en gris à atteint son but. Et tandis qu’on l’installe dans le caisson
cryogénique, il s’endort avec un immense sourire sur le visage ! Ce
sourire ne le quitte plus, les geôliers qui l’emmènent dans le sombre et froid
couloir des caissons de détention alignés se demandent : « mais
pourquoi sourit-il ainsi ? Ce type va perdre toute sa vie ! »
L’homme
en gris se retrouve dans le jardin paradisiaque, plus heureux que jamais, il
s’empresse de retrouver ses amis et sa bien-aimée pour leur dire qu’il restera
ici éternellement.
Mais
il ne les trouve pas tout de suite, les jardins sont déserts. Il finit par
trouver quelques amis, mais ceux-ci lui font un accueil plutôt hostile, pire,
ils le chassent en lui jetant des pierres et vociférant des choses qu’il ne
comprend pas.
Inquiet,
l’homme en gris se dirige vers un ponton au bord de l’eau où avait l’habitude
de l’attendre sa fiancée.
En
avançant vers la mer, il voit les couleurs s’estomper peu à peu, le décor virer
au sépia. Et il s’assombrit encore lorsqu’avec horreur il voit le corps sans
vie de sa bien-aimée dans sa robe rouge virant au pourpre et mortellement
blessée par la même blessure au coup qu’il avait infligé à sa petite chef du
« crédit Porcin ».
L’homme
en gris restera longtemps prostré sur le cadavre de sa fiancée. A verser des
larmes noires, prisonnier pour le restant de sa vie de son désormais cauchemar
en gris !
-
Fin -
Givannoni Julien . 2008
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